LA CRÉATION ET LA CRÉATURE

Ce livre est un paradoxe. Seconde traduction d’un ouvrage de base[1] il a pourtant été assez mal accueilli – et surtout assez peu compris – lors de sa parution originale, que ce soit aux U.S.A. ou en France. Bernard Blanc le repousse ainsi d’un pied dédaigneux dans l’Année 1977-1978 de la science-fiction et du fantastique (Julliard), après avoir critiqué le style verbeux et le contorsionniste du scénario, suivant en cela les spécialistes américains unanimes qui s’étaient empressés de reléguer l’ouvrage à la cave où il avait rejoint le Dieu venu du Centaure, autre victime de la répression. Et en effet, le Guérisseur de cathédrales a de quoi dérouter le lecteur pressé de retrouver les thématiques limpides d’un Robert Heinlein ou même les allées dégagées d’un Ubik, ouvrage extrêmement linéaire une fois acceptés ses présupposés morbides. Il s’agit tout au contraire d’un ouvrage de fin du monde, produit de la dépression, enfant du chaos interne de l’auteur, admirable dans sa confusion même en tant qu’œuvre d’un homme qui essaie désespérément de maîtriser une inspiration qui s’éparpille. C’est pourquoi, d’accord avec Ursula Le Guin, célèbre auteur de la Main gauche de la nuit, nous donnons à ce livre une place élevée dans notre estime, à côté des chefs-d’œuvre que sont Ubik, le Dieu venu du Centaure et le Maître du haut-château.

En effet, le Guérisseur de cathédrales a été écrit en 1969, année néfaste s’il en est pour Philip K. Dick – Denis Guiot le note bien dans sa critique récente de Fiction. Sa femme venait de le quitter en emmenant sa fille ; les critiques restant médiocres, l’argent manquait totalement et le fisc frappait à la porte pour s’emparer de quelques biens de valeur de l’auteur, qui n’arrivait plus à écrire assez vite ; plus que tout peut-être, l’état de santé de Philip K. Dick se dégradait sous l’abus massif d’amphétamines, cœur et foie menaçant chaque jour de céder. Quelques semaines après le Guérisseur de cathédrales, Dick sera d’ailleurs hospitalisé dans un état physique et mental critique – hanté par des fantasmes de morcellement et autres idées de suicide. Un peu plus tard, se croyant persécuté par le gouvernement de son pays, il s’enfuira au Canada faire une conférence puis s’enfouir dans un centre de réadaptation pour toxicomanes. Ce sera le début de la période creuse qui suit Au bout du labyrinthe : longtemps vide d’inspiration, l’auteur ne pourra plus écrire. Neuf ans plus tard, il ne s’en est, d’après nous, pas encore complètement remis…

Un dessin paru dans le journal américain Rolling Stone nous semble bien décrire la situation psychologique : on y voit Dick, assis dans un fauteuil, qui essaie de lire ; près de lui, un verre et l’amas des sempiternelles amphétamines. Dans son dos s’ouvre une fenêtre. Un monstre aux regards multiples y introduit doucement un tentacule persécuteur, prêt à frapper l’homme encore tranquille.

Ainsi le Guérisseur de cathédrales porte les stigmates des orages internes et externes de l’époque : le climat y est singulièrement dépressif autour du héros, Joe Femwright, qui passe son temps à s’accuser de tous les maux de l’univers et à plonger dans un monde glauque, sans espoir, en pleine décomposition. Glimmung lui-même, l’Être tout-puissant qui domine l’ouvrage, se perd constamment dans des doutes peu divins : certain d’échouer (il se compare à Faust), il va essayer tout de même de mener à bien son entreprise, le renflouement d’une magnifique cathédrale engloutie, équivalent symbolique de la confiance en soi perdue.

Et le thème se redouble dans la forme du récit. En tant que traducteur, nous avons été le témoin privilégié du combat de l’auteur avec les mots : comme dans ses autres livres, Philip K. Dick avance ici en petites phrases concises, avares de conjonctions (surtout et) qui marquent le lien entre les idées et alignant au contraire comme des pions sur un jeu d’échec ses propositions bien compactes. Nous avons d’ailleurs essayé de respecter le plus souvent cette tactique qui nous semble le signe de l’interchangeable, thème bien connu des admirateurs de l’auteur. Le style, traitant les phrases comme des cubes Lego, reflète l’incertitude des personnages sur leur place et leur statut, notamment quand Joe Fernwright confond son sort avec celui de Glimmung et quand il reprend des anecdotes de son employeur à son compte.

Plus particulière au Guérisseur de cathédrales est la tendance constante à employer des images répétitives pour désigner les personnages : dans l’édition originale – nous n’avons pas suivi complètement l’auteur sur ce point, – chaque protagoniste est désigné par une périphrase – « le jeune homme timide », « l’homme au visage rougeaud et massif », « le gastéropode aux pattes multiples », « le bivalve à l’aspect débonnaire » – qui se répète inlassablement. Tout se passe comme si Philip K. Dick, après avoir introduit un élément, n’osait plus rien changer, de peur de voir son récit s’écrouler. Le même malaise ressort dans la difficulté de faire avancer le récit et dans les atermoiements incessants qui entraînent le retour cyclique des mêmes situations.

Pourtant, la gloire de l’auteur sera toujours d’utiliser ses difficultés personnelles comme matériau de l’œuvre réussie. Le Guérisseur de cathédrales devient ainsi une réflexion sur l’impuissance qui tourne à son profit ses propres difficultés : en des pages souvent magnifiques, Dick se fera ici poète du désespoir, chantre de la dégradation, scribe de la mort et ange de la fascination. Ce sont ces qualités qui font de lui un écrivain authentique, porteur d’émotions véritables auxquelles un large public a répondu. Pratiquement seul sur la scène de la science-fiction, Dick est devenu le témoin de ces portions cachées de la vie que la plupart souhaitent oublier : les moments de dépression, de culpabilité, de renoncement, mais aussi le goût de la mort et de ses corrélats : décrépitude, pourriture, saleté. Depuis la révélation du Père truqué (1954), avec ses dépouilles dans les poubelles, Dick n’a cessé d’explorer les coins obscurs du psychisme humain, et plus intensément encore à partir du Dieu venu du Centaure (1964) jusqu’à Au bout du labyrinthe (1969). Le Guérisseur de cathédrales restera comme le paradigme de cette époque, l’ouvrage le plus déprimé, le plus décati, le plus incertain de l’auteur. Le seul en fait qui se termine mal, fait significatif chez un spécialiste des fins évasives.

Après ce sombre acmé, Philip K. Dick ne se relèvera – comme Heldscalla – qu’avec les plus extrêmes difficultés et un ouvrage aussi contesté que Deus Irae (en collaboration avec Roger Zelazny) est très révélateur de la crise de l’auteur avec son caractère morcelé, son humour bizarre et surtout l’appel constant aux citations en langues diverses qui viennent comme des masses étrangères dans la chair du texte.

Le Guérisseur de cathédrales se rattache en bien des points à la tradition dickienne. Les grands thèmes de l’œuvre y sont représentés. Nous avons déjà parlé de la fascination pour la mort et la dégradation qui faisait l’un des intérêts d’Ubik ; on la trouve ici à toutes les pages, en particulier dans la descente de Joe Fernwright sous la mer, véritable anthologie de l’horreur. Citons encore :

— La société aliénée décrite dans la première partie rappelle celle d’Ubik, où les frigidaires refusent de livrer leur nourriture sans se faire payer. Ces structures externes persécutrices viennent préparer la seconde partie où l’horreur fera retour de l’intérieur, chaque personnage trouvant en lui-même, ou en des parties de lui-même projetées au-dehors, l’angoisse qu’il pensait avoir quittée. C’était déjà la démarche d’Ubik, du Dieu venu du Centaure, du Docteur Bloodmoney et de bien d’autres. Dans cette série d’ouvrages, l’auteur paraît rendre le psychisme individuel et ses cauchemars responsables de l’aliénation et contredire les hypothèses de Gérard Klein qui, en 1969, décrivait le monde dickien comme révélateur d’une société américaine psychotique. L’argumentation de Gérard Klein reste légitime, mais à condition de la fonder sur des ouvrages plus anciens – Loterie solaire (1955) – et plus récents – le Prisme du néant (1974).

— Derrière la dimension dépressive du livre se profile son antithèse : le désir maniaque de la toute-puissance. Dans tout bon livre de Philip K. Dick existe un être plus ou moins omnipotent, très souvent divin, qui constitue l’adversaire principal du héros. On se rappellera Palmer Eldritch dans le Dieu venu du Centaure ou Jory dans Ubik. Le Guérisseur de cathédrales innove en la matière, en ce sens que la créature toute-puissante, Glimmung, va aider Joe Fernwright, qui aura d’ailleurs du mal à lui faire confiance (aurait-il lu les autres œuvres de l’auteur ?). Glimmung est un « dieu » aux chevilles d’argile, presque aussi incertain que Joe auquel il est souvent identifié ; il va, malgré sa puissance, se heurter à un système plus puissant et plus idéal que lui : le Livre Ultime où toute chose, passée et future, est inscrite. Dans le Maître du Haut-Château ou dans une autre nouvelle comme Un auteur éminent (1954), le livre idéal concentrait l’espoir des personnages ; ici, par un renversement de perspective, il fonctionne comme instrument de persécution, représentant des forces implacables du destin contre lesquelles l’homme se révolte. Glimmung comme Joe Fernwright essaieront avec succès de tromper le Livre, tenu pour responsable de l’aliénation.

C’est dans ce dernier thème que nous croyons repérer l’objet même du Guérisseur de cathédrales : les problèmes de l’écrivain face à sa création. Nous considérons ce récit comme une immense parabole sur la difficulté d’écrire. Impossibilité de produire un ouvrage parfait (le Livre des Kalendes) ; obligation d’imiter, de « soigner » les œuvres des autres (voir le métier de Joe Fernwright) ; besoin de jouer à transformer en langue étrangère les livres des grands auteurs (le « jeu » de la première partie) ; impossibilité de créer (pas de rêve personnel) ; impression que le roman produit ne pourra être apprécié, surtout dans le dénouement de l’histoire. Et c’est quand Joe Fernwright contemplera son immonde poterie que nous comprendrons les affres de l’auteur en quête de son œuvre ultime.

Ceux qui ont lu le texte de la conférence qu’a donnée Philip K. Dick à Metz en 1977 (L’Année 1977-1978 de la science-fiction et du fantastique, Julliard) sauront comment ce grand écrivain a débouché sur le fantasme ultime : croire que ses livres sont des écrits de prophètes, confondant ainsi Histoire et Littérature, réel et imaginaire, la Bible et le Maître du haut-château.

 

Marcel THAON.

Le guérisseur de cathédrales
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